Notes de lecture

Note de lecture de “Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine” (La Découverte, 2019)

Cianferoni, N., note de lecture de: Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (coord.). Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine: entre pratiques scientifiques et passions politiques (Paris: La Découverte, 455 p.), Les Mondes du Travail, n°127, 2021, p. 197-200.

Ce livre coordonné par Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna rassemble des travaux divers, fouillés empirique- ment, qui portent sur l’enquête ouvrière au 19ème et 20ème siècle. Comme l’indique l’introduction, l’enquête se distingue « de l’étude, par le contact avec la réalité observée ; du témoignage, par la dis- tance qu’entraîne la dissociation de l’auteur et du sujet et le caractère méthodique des réflexions déployées » (p. 6). La réalité que cible l’enquête ouvrière est issue de l’industrialisation qui boule- verse et modernise les sociétés, en plongeant une partie de la population laborieuse dans le paupé- risme. Le livre délivre la très grande diversité des actrices et acteurs, des thématiques, desseins et méthodes mobilisées dans ces enquêtes ayant pour objet la condition de la classe ouvrière. Loin de porter seulement sur les conditions de travail dans les usines, elles prennent en compte aussi d’autres aspects comme le logement, les pratiques de consommation, la santé et l’hygiène, les loisirs, la sociabilité ou encore les pratiques militantes. En dépit des nombreuses contributions riches et ori- ginales, le livre est très hétéroclite et n’aborde ni certaines thématiques (comme la spécificité du travail migrant et celui dans les colonies, le mou- vement ouvrier et son lien avec le quotidien des ouvriers, la condition ouvrière sous le fascisme, etc.), ni certains pays (comme l’Allemagne ou l’Es- pagne). Remarquons également que certaines thé- matiques comme le travail des femmes auraient pu être développées davantage. Enfin, force est de constater que la classe ouvrière est évoquée sans préciser s’il s’agit-il d’un groupe social fondé sur un certain type de travail (manuel), sur une activité socio-économique ou sur un rapport social.

La condition ouvrière commence à faire l’objet d’une première vague d’enquêtes au cours des années 1830 et 1840 dans les pays de l’Europe de l’Ouest. Ces enquêtes constatent tout d’abord que le travail influe sur la santé de manière indirecte. Les travaux du médecin Louis-René Villermé, discutés par François Jarrige et Thomas Le Roux dans le chapitre 1, affirment par exemple que les bas salaires conduisent les familles ouvrières à se loger dans des mauvaises conditions et à ne pas se nourrir correctement. C’est ce que constate également l’enquête menée par Friedrich Engels sur les ouvrières et ouvriers de Manchester, qui vivaient dans un état de misère considérable (conditions de vie, d’habitat, insalubrité, pollution, promiscuité). Dans le chapitre 2, Fabrice Bensimon revient sur cette enquête de Engels en insistant davantage sur sa perspective politique opposée à l’ordre social, alors que les éléments empiriques témoignant du paupérisme de la condition ouvrière sont mentionnés très rapidement. Par la suite, ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle que l’observation des maladies et accidents sur les lieux de travail conduira à associer celles-ci au travail ouvrier et à l’activité professionnelle. Le tournant significatif se produit avec l’étude des morbidités spécifiques, comme celles liées à la poussière, et à la mise en place des poli- tiques de prévention, comme l’expliquent Éric Geerkens et Judith Rainhorn dans le chapitre 14.

La plupart de ces enquêtes sont motivées par la nécessité d’apporter des solutions aux problèmes sociaux émergés avec l’industrialisation. C’est pourquoi elles thématisent parfois la nécessité de mener des politiques sociales, comme c’est le cas des enquêtes menées par la Société fabienne en Grande-Bretagne entre 1884 et 1914. En l’occurrence, elles proposent l’instauration d’un salaire minimum, le droit à l’éducation pour les enfants ou la construction de logements municipaux, comme l’indique Yann Béliard dans le chapitre 4. Les deux recherches empiriques de Max Weber sur le travail agricole et celui industriel s’inscrivent en revanche dans le processus de création des sciences sociales. Le sociologue estime que la transformation des conditions objectives ne peut pas expliquer à elle seule la naissance du capitalisme moderne, et que la transformation des conditions subjectives doit être également considérée. Dans le chapitre 6, Pierre Desmarez et Pierre Tripier estiment que l’enquête de Weber sur la condition du travailleur agricole annonce plusieurs thématiques qu’il approfondira par la suite dans son œuvre (la légitimité, la domination, la classe ou le statut).

Dès les années 1910, le calcul de l’indice du coût de la vie marque, en France, un tournant dans les formes et les outils d’observation des niveaux de vie par l’administration publique (chapitre 21 par Anne Lhuissier). La question des dépenses par rapport au revenu disponible va devenir de plus en plus centrale dans le conflit social : d’abord en lien avec l’inflation suscitée par la Grande Guerre, puis avec la montée du chômage suite à la crise économique des années 1930. Cette crise joue par ailleurs un rôle décisif dans la prise en compte de la figure du chômeur par les enquêtes ouvrières. Si Les chômeurs de Marienthal de Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel est considérée depuis longtemps un classique incontournable en la matière, l’historien belge néerlandophone Guy Vanthemsche montre qu’il y en a beaucoup d’autres. C’est souvent sur l’étude des budgets des familles que reposent ces enquêtes. Comme l’historien le remarque dans le chapitre 12, cette méthode « permet de reconstruire tout un pan de la vie des chômeurs qui, normalement, échappe au regard du public et des autorités » (p. 197). La crise économique et son impact sur la vie sociale se prête également pour investiguer des groupes sociaux spécifiques de la classe ouvrière. C’est le cas de la communauté minière, comme l’atteste l’enquête belge de Guillaume Jacquemyns LaVie sociale dans le Borinage houiller menée en 1939, qui est exposée dans chapitre 20 par Nicolas Verschueren. La question sociale est alors articulée pour la première fois à une problématique territoriale.

Les années 1960 et 1970 sont une période propice au renouveau des enquêtes ouvrières. La contestation importante sur les lieux de travail stimule un intérêt prononcé pour les grèves. Le dessein des enquêtes est alors de comprendre la nature économique de la conflictualité ouvrière et son lien avec l’organisation du travail ; tout comme le rôle joué par les acteurs, leurs revendications et leurs actions. « La grève – explique Xavier Vigna dans le chapitre 11 – fonctionne comme le symptôme d’un conflit plus vaste que la démarche inquisitoriale doit idéalement cerner et élucider. […] S’il faut une enquête, c’est qu’une part de la grève achoppe ou qu’un autre conflit menace : la grève échoue à purger le différend et l’étincelle ou les braises – la métaphore revient souvent – peuvent susciter derechef un nouvel incendie » (p. 177). Le besoin de comprendre la condition ouvrière dans cette période a ouvert la voie à d’autres démarches intéressantes. C’est ce dont témoignent les travaux des sociologues urbains, exposés par Jean-Claude Daumas dans le chapitre 13, visant à comprendre comment les ouvrières et ouvriers, et plus généralement les classes populaires, se sont adaptées à la transformation de leur environnement quotidien lors de la construction des grands ensembles de logements. En Italie, les militant-e-s opéraïstes s’appuient sur les enquêtes réalisées dans le cadre de la revue Quaderni Rossi. Ainsi que l’explique Ferruccio Ricciardi dans le chapitre 7, elles sont conduites par la volonté de saisir les mutations du travail industriel, com- prendre les conditions de vie et de travail, et étudier les rapports que les travailleurs entretiennent avec les organisations syndicales – autant de pistes fécondes pour fonder une sociologie critique du travail.

Pour ce qui est de la France, le chapitre 22 de Gwenaële Rot et François Vatin propose un inventaire des enquêtes en sociologie du travail des années 1950 et 1960. L’autrice et l’auteur expliquent que le travail est abordé par des thèmes plus conceptuels tels que le rapport de l’humain à la machine ou la structure des qualifications. Pour eux, cette démarche permet à des figures intellectuelles comme Georges Friedmann, Pierre Naville ou Alain Touraine d’articuler le travail avec les rap- ports sociaux, mais sans aborder les conditions d’existence concrètes des travailleuses et travailleurs. Pourtant, la sociologie du travail française était très riche sur le plan empirique. Mentionnons à titre d’exemple l’enquête L’ouvrier aujourd’hui [Marcel Rivière, Paris, 1960] d’Andrée Andrieux et Jean Lignon menée dans la période 1955-1959, dont la problématique est centrée sur le monde ouvrier et son identité de classe (en soi et pour soi). Ou encore Le travail et le temps: horaires, durées, rythmes: une enquête dans la construction mécanique et électrique de la région parisienne [Anthropos, Paris, 1969] de William Grossin, où il explique, à la p. 205, que « les durées et les horaires de travail contribuent à la constitution des groupes sociaux, à leur délimitation ». Ce sont des enquêtes empiriques fouillées où les rapports sociaux ne sont pas abordés seulement sur un plan conceptuel, mais à partir d’un intense travail empirique. Pour Jean Lignon et Andrée Andrieux, le « particularisme ouvrier » est d’abord lié à la condition sociale « laborieuse » et non pas à la nature du travail (manuel) en soi.

Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine est un livre passionnant qui vaut le détour ; sans aucun doute une œuvre incontournable pour quiconque est intéressée à connaître la condition ouvrière et son évolution. La quantité d’informations mis à disposition du public est monumentale et accessible ; elle ne manquera pas de satisfaire tout intérêt sur l’histoire de la classe ouvrière. Il n’en reste pas moins que le livre est inégal et com- porte des lacunes importantes. Mentionnons d’abord la quasi absence de travaux sur le travail féminin, alors que celui-ci n’a jamais eu une importance négligeable en dépit de ses formes (travail payé, travail gratuit). Bien au contraire. Le travail féminin est resté longtemps invisible et ne fait l’objet d’un intérêt croissant en sociologie du travail qu’à partir des années 1970, souvent par les femmes elles-mêmes comme en témoigne la richesse des travaux de Danièle Kergoat. Seul le chapitre 10 de Michelle Zancarini-Fournel évoque l’importance des luttes féministes en comparant l’enquête sur le travail des femmes entre la période de la Belle Époque de 1900 à 1914 avec celle du mouvement de mai 1968. Hélas, ce n’est pas rendre justice à la condition ouvrière féminine. Ensuite, il y a peu sur les grandes enquêtes statistiques. L’entretien avec Serge Volkoff et Anne-Françoise Molinié, proposé par Éric Geerkens et Nicolas Hatzfeld dans le chapitre 17, ne couvre pas toute la richesse des dispositifs mis en place par les Etats au niveau européen. Pensons par exemple à l’Enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) conduite par la Fondation de Dublin ou à l’En- quête européenne des entreprises sur les risques nouveaux et émergents (ESENER) de l’Agence d’information de l’Union européenne en matière de sécurité et de santé au travail (EU-OSHA).

Le livre ne couvre pas non plus, ou il le fait de manière insuffisante, certains pays européens ayant joué un rôle moteur dans l’industrialisation. De ce fait, il ne traite pas des enquêtes ouvrières ayant fortement marqué l’évolution des sciences sociales. Aucun chapitre n’aborde par exemple les conditions de vie dans la Grande-Bretagne de la période d’après-guerre. Pourtant, l’enquête The Affluent Worker (1) menée par John H. Goldthorpe, David Lockwood, Frank Bechhofer et Jennifer Platt, qui conteste la thèse l’embourgeoisement de la classe ouvrière dans une société où le niveau de vie augmente, figure parmi les plus influentes et débattues en sociologie anglo-saxonne. L’enquête Das Gesellschaftsbild des Arbeiters. Soziologische Untersuchungen in der Hüttenindustrie [Mohr Siebeck,Tübingen, 1957] menée par Heinrich Popitz, Hans Paul Bahrdt, Ernst August Jüres et Hanno Kesting dans les usines métallurgiques de la Ruhr est un autre grand classique de la même période. Cette œuvre articule des questions complexes telles que l’exécution du travail, le progrès technique, l’impact de la politique économique sur la classe ouvrière et les attitudes de celle-ci vis-à-vis de la cogestion dans les entre- prises. L’Allemagne est malheureusement le grand absent de ce livre, ce que nous pouvons difficile- ment comprendre compte-tenu de son industrialisation massive au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle et la puissance du mouvement ouvrier allemand au 19ème et début du 20ème siècle.Tous ces travaux articulent la condition ouvrière sans la considérer comme relevant d’un trait culturel ou ethnographique particulier, mais en l’articulant avec la conscience de classe, les mobilisations collectives et leur expression politique dans une société divisée en classes.

La manière dont le déclin du groupe ouvrier est appréhendé au cours des années 1980 et 1990 avec le processus de désindustrialisation des sociétés européennes n’est pas étonnant au vu de ce qui précède. L’introduction du livre se limite à mentionner les enquêtes récentes qui, comme Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard (Fayard, Paris, 1999) de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, montrent que les ouvriers n’ont pas disparus et qu’ils ont toujours une place dans la société contemporaine. Certes. Mais le déclin de l’industrie implique-t-elle pour autant la fin de la condition ouvrière ? Les enquêtes récentes sur le travail (dans la grande distribution, la logistique, les centres d’appels ou le travail de plateforme), ne permettent pas de répondre par l’affirmative. L’histoire de la condition ouvrière ne s’est pas terminée avec la désindustrialisation, mais se poursuit à nos jours sous d’autres formes dans une société tertiarisée. Comme Pierre Naville l’a indiqué dans sa préface à l’Ouvrier aujourd’hui, « [le] groupe ouvrier, [il fait partie d’] une classe ouvrière qui conserve ses propriétés. Ce sont des propriétés qui varient, non l’existence de la classe. De même dans l’armée, il y a toujours des soldats ; leur fonction et le matériel dont ils disposent change mais ce sont toujours des soldats » (p.13).

Note en bas de page

(1.) Le traduction française a comme titre L’Ouvrier de l’abon- dance (Seuil, Paris, 1972). L’édition anglo-saxonne comprend trois volumes: (1) The Affluent worker: Industrial attitudes and behaviour ; (2) The Affluent worker: Political attitudes and beha- viour ; (3) The Affluent worker in the class structure, Cambridge University Press, 1969.

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