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À propos de «L’allocation universelle. Nouveau label de précarité»

Note de lecture de l’ouvrage: Alaluf Mateo, L’allocation universelle. Nouveau label de précarité. Mons: Couleurs livres, 2014, p. 88.

Les électeurs suisses devront se prononcer sur l’instauration d’une allocation universelle. L’aboutissement de l’initiative populaire «Pour un revenu de base inconditionnel», le 7 novembre 2013, représente un événement sans précédents. Voici la promesse de ses promoteurs: transformer la société de sorte à ce que chacun puisse travailler «librement». Pour atteindre cela, l’initiative propose de changr la constitution fédérale par l’adoption des articles suivants: «1. La Confédération veille à l’instauration d’un revenu de base inconditionnel; 2. Le revenu de base doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique; 3. La loi règle notamment le financement et le montant du revenu de base.»

Aucun montant n’est précisé et sa fixation sera décidée le cas échéant par le parlement. Les promoteurs proposent néanmoins de le situer à 2500 francs par mois pour les adultes (soit l’équivalent de 41% du salaire médian de 6118 francs en 2012) et à 625 francs pour les enfants. Il est également utile de savoir, à titre indicatif, que le seuil de pauvreté est estimé à 2200 francs pour une personne seule [1], et que le syndicat UNIA avait proposé d’introduire un salaire minimum de 4000 francs par votation populaire en 2014.

Sur leur site internet (http://inconditionnel.ch), les promoteurs de l’allocation universelle estiment que même fixé à 2500 francs, celle-ci permettra une existence inconditionnellement garantie en Suisse à l’horizon de 2050. «Avec ou sans activité lucrative, riche ou pauvre, en santé ou malade, seul ou vivant en communauté, peu importe. Pour la plupart des gens, le revenu de base ne signifie pas de l’argent supplémentaire, mais remplace le revenu existant. C’est l’inconditionnalité qui constitue la nouveauté.» Une sorte de révolution lente et silencieuse serait donc attendue pour les années à venir. Les mécanismes économiques et sociaux à même de permettre une telle transformation sociale restent à présents mystérieux.

L’ouvrage L’allocation universelle. Nouveau label de précarité de Mateo Alaluf déconstruit ces promesses pour dévoiler ce qu’il estime être la véritable nature de l’allocation universelle: une machine de guerre contre l’Etat social et un facteur permettant une dérégulation massive du marché du travail. Un compte-rendu de cet ouvrage est certainement utile pour le débat en Suisse, où certains milieux de la gauche pourraient être séduits par cette initiative.

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L’allocation universelle doit être comprise par ses trois principales caractéristiques : elle doit être individuelle, sans contrepartie et octroyée sans égard au revenu. Elle serait inspirée par un penseur belge, Joseph Charlier (1816-1896), mentionné souvent comme l’un de ses ancêtres. Or, la prétention selon laquelle l’allocation universelle puise ses origines parmi les penseurs du XIXe siècle est très discutable pour Mateo Alaluf. Les débats au sein du mouvement ouvrier portaient alors sur la «juste rémunération» du travail (Pierre-Joseph Proudhon), l’accaparement de la rente foncière (Joseph Charlier) et l’abolition du salariat comme forme contemporaine d’exploitation du travail (Karl Marx). L’idée de revenu universel serait en revanche bien plus récente. Elle n’apparaît que bien plus tard, en 1984, dans le manifeste du Collectif Charles Fournier composé par Paul-Marie Boulanger, Philippe Defeyt et Philippe Van Parijs. Nous reproduisons ici l’entièreté de la citation en raison de sa clarté, dans sa forme la plus radicale, dans l’illustration du projet de société qu’elle comporte:

«Supprimez les indemnités de chômage, les pensions légales, le minimex, les allocations familiales, les abattements de crédits d’impôts pour personnes à charge, les bourses d’études, les cadres spéciaux temporaires et les troisièmes circuits de travail, l’aide de l’Etat aux entreprises en difficulté. Mais versez à chaque citoyen une somme suffisante pour couvrir les besoins fondamentaux d’un individu vivant seul. Versez-la lui qu’il travaille ou qu’il ne travaille pas, qu’il soit pauvre ou qu’il soit riche, qu’il habite seul, avec sa famille, en concubinage ou en communauté, qu’il ait ou non travaillé dans le passé. Ne modulez le montant versé qu’en fonction de l’âge et du degré (éventuel) d’invalidité. Et financez l’ensemble par un impôt progressif sur les autres revenus de chaque individu. Parallèlement, dérégulez le marché du travail. Abolissez toute législation imposant un salaire minimum ou une durée maximum de travail. Éliminez tous les obstacles administratifs au travail à temps partiel. Abaissez l’âge auquel prend fin la scolarité obligatoire. Supprimez l’obligation de prendre sa retraite à un âge déterminé. Faites tout cela. Et puis observez ce qui se passe. Demandez-vous, en particulier, ce qu’il advient du travail, de son contenu et de ses techniques, des relations humaines qui l’encadrent.»

Cette conception radicale a certes été remplacée par la suite par une autre plus modérée, dans laquelle le revenu universel n’est plus conçu comme une alternative à l’Etat social, mais comme son complément. Il n’en reste pas moins que les deux systèmes suivent des logiques radicalement opposées dans leurs rapports à l’emploi. Comme l’explique Alaluf, «alors qu’un revenu versé à chacun doit faciliter l’acceptation d’activités peu rémunérées et le travail occasionnel, temporaire et à temps partiel, les minima sociaux permettent de refuser des emplois faiblement rémunérés et aux conditions de travail jugées inacceptables» (p. 18).

L’universalisation des droits sociaux s’est concrétisée par la création d’une sécurité sociale dans des domaines tels que la santé, les accidents, le chômage, l’invalidité, la retraite, la scolarité, etc. Il s’agissait, par là, de «démarchandiser» la relation salariale. Cela revenait, d’une part, à répartir dans la société les coûts de ces prestations et, d’autre part, à atténuer pour les salariés la nécessité de thésauriser une partie de leur salaire pour pouvoir accéder à ces prestations en cas de nécessité. «Dès lors, le salaire pouvait se socialiser, dans le sens où le “salaire direct” du salarié ne constituait plus qu’une partie de la rémunération de son travail, “le salaire indirect” (cotisations sociales) finançant les prestations sociales et biens collectifs assurant sa sécurité sociale» (p. 45).

L’allocation universelle est présentée aujourd’hui comme la réponse à la crise que traverse la sécurité sociale à partir des années 1970. Les contre-réformes néolibérales initiées durant cette période se poursuivent jusqu’à nos jours dans les pays européens comme en témoignent les mesures d’austérité à l’œuvre depuis la crise économique de 2008. En réalité, Alaluf estime que l’adoption de l’allocation universelle aurait pour conséquence:

  • l’abandon du droit social (sécurité sociale découlant de la participation de tous au travail nécessaire) à la faveur du droit civil (protection de ce que chacun fait de sa vie en société, donc protection de la propriété privée), l’accès à l’ensemble des prestations de la sécurité sociale pouvant être désormais moyennée en puisant de l’allocation universelle;
  • le subventionnement des emplois payés en dessous du «minimum social», car un salaire permettant d’assurer l’entièreté de l’entretien du travailleur ne serait plus justifié aux yeux de l’employeur, étant donné que le travailleur disposerait d’une allocation universelle indépendante de son salaire;
  • l’isolement de chaque travailleur au détriment des solidarités collectives et la destruction des mécanismes de la négociation collective (dans lesquelles les syndicats, le droit de grève, etc. jouent un rôle important dans la mobilisation des travailleurs) puisque chaque salarié serait amené à négocier individuellement les conditions d’un emploi «complémentaire» à l’allocation universelle.

Il n’est donc pas surprenant que l’allocation universelle trouve le soutien de certains milieux ultra-libéraux [2], car son adoption ne pourrait qu’accroître les inégalités sociales ou, au mieux, les conserver au lieu de les atténuer. L’allocation universelle s’inscrit dans l’idée selon laquelle le travail a perdu sa centralité dans la société en raison des transformations du capitalisme que ce soit d’un point de vue technique (essor des nouvelles technologies et diffusion des connaissances) ou social (déstructuration de la classe ouvrière et baisse de la conflictualité s’exprimant dans des mouvements sociaux). Il en résulterait une société dans laquelle l’économie ne nécessite plus la contribution de tous au travail. Alaluf revient sur le débat entre André Gorz et Robert Castel sur la pertinence de l’idée qu’un projet d’émancipation sociale n’est possible que dans la sphère autonome du travail, c’est-à-dire hors de l’emploi. La valeur puisant plus sa raison d’être dans le travail, ce serait hors du système productif qu’elle trouverait son origine. La conclusion consiste à rendre caduque la revendication historique du mouvement ouvrier, avec les luttes qui y étaient rattachées, de la réduction collective du temps de travail. L’aboutissement logique de ce raisonnement débouche sur la revendication d’une allocation universelle.

Alaluf critique aux promoteurs de l’allocation universelle de n’envisager cette proposition «qu’en elle-même, en dehors des rapports sociaux qui lui donnent à un sens» (p. 79). Celle-ci rompt avec l’idée selon laquelle le travail demeure central dans la société comme fondement de la valeur, dans la tradition d’Adam Smith, Karl Marx et Émile Durkheim. «Par valeur travail, on désigne soit le travail créateur de valeur, soit la valeur subjective accordée au travail comme activité sociale et moyen individuel d’accéder à un revenu, à des droits à des protections et à des moyens de se réaliser» (p. 55). L’octroi d’une allocation universelle ne pouvant trouver des sources autres que le travail lui-même, les salariés ne seront en aucune mesure libérés de la contrainte de vendre leur force de travail afin d’assurer l’entretien nécessaire au maintien de leur existence. Cependant, la contrainte de vendre la force de travail s’effectuera dans des conditions nouvelles, défavorables aux travailleurs.

En revanche, seule l’appropriation du travail, et sa soumission à une délibération démocratique, est à même d’assurer aux travailleurs les moyens de s’émanciper des rapports d’exploitation et d’oppression rattachés au rapport salarial. Alaluf estime qu’il en est de même pour l’émancipation des femmes, car c’est par l’accès à l’emploi qu’elles ont pu gagner une indépendance économique et se défaire – du moins partiellement – du patriarcat. «L’histoire sociale peut être comprise à travers les luttes d’une part pour l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires, de la sécurité de l’emploi et d’autre part pour la réduction du temps de travail, qu’il s’agisse de la journée et de la semaine de travail, ou encore des vacances annuelles, de l’augmentation de l’âge de la scolarité obligatoire ou de la diminution de l’âge de la retraite» (p. 71). Ainsi, l’auteur estime, dans la conclusion de l’ouvrage, qu’au lieu de se faire enchanter par les fausses promesses de l’allocation universelle, il est plus que jamais nécessaire de focaliser l’attention sur le rapport social qui permet à une petite couche sociale de s’approprier d’une part croissante des richesses produites. (Nicola Cianferoni)

[1] La pauvreté en Suisse. Résultats des années 2007 à 2012. Neuchâtel, OFS, 15.7.2014.

[2] A titre d’exemple: Murray, C. A. (2006). In Our Hands: a Plan to Replace the Welfare State. Washington, D.C.; Blue Ridge Summit, PA: AEI Press.

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