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Journée de travail: le grand bon en arrière?

Le sociologue Nicola Cianferoni a étudié l’organisation du travail au sein de deux géants de la grande distribution. Il y perçoit les signes d’une rupture historique: l’amorce d’une tendance à l’allongement du temps de labeur.

Interview paru dans l’hebdomadaire Services publics le 17.1.2020.

Par Guy Zurkinden

Le secteur que vous étudiez est soumis à un profond chamboulement…

Nicola Cianferoni – La grande distribution s’est fortement développée au lendemain de la 2e Guerre Mondiale dans un contexte de croissance démographique, d’urbanisation et de hausse du pouvoir d’achat. Aujourd’hui, elle est confrontée à un chiffre d’affaires qui stagne et à une concurrence qui s’exacerbe avec l’essor du commerce en ligne, l’arrivée des hard discounts, les nouvelles habitudes des consommateurs, etc. Les marges sont donc sous pression. Dans un magasin, 80% des coûts sont liés au personnel. Pour maintenir la rentabilité, les directions diminuent le nombre d’emplois et changent l’organisation du travail. Elles exigent plus de flexibilité en favorisant l’engagement à temps partiel, en introduisant la polyvalence (pour assurer le remplacement des collègues) et en annualisant les horaires de travail. Tout ceci a pour but d’ajuster au plus près la main-d’œuvre aux flux de marchandises et de clients.

Quel est l’impact de ces changements sur l’organisation du travail?

Tout le système repose sur des équipes qui doivent assurer que la production ne soit jamais interrompue. Du fait que ces équipes sont sous-dotées en ressources, pour y arriver elles doivent prendre sur elles-mêmes. Les gérants et chefs d’équipe ne se limitent plus à la gestion du magasin et la conduite du personnel, mais se chargent de plus en plus de la manutention durant la journée; dans le magasin, les travailleuses et travailleurs doivent désormais remplacer le/la collègue dans un autre rayon en cas d’absence. Il en est de même aux caisses, où les files d’attente s’allongent. Le résultat est une intensification du travail et une disponibilité temporelle plus grande pour assurer l’ouverture des magasins. Tout cela met les équipes sous une pression constante.

Comment la durée du travail évolue-t-elle dans ce contexte?

On constate deux évolutions différentes, selon la fonction exercée. Les cadres, qui sont exclus du champ d’application de la CCT, font des semaines totalisant 45 à 55 heures de travail. Ils réalisent donc un grand nombre d’heures supplémentaires, souvent non payées. La durée maximale du travail prévue par la Loi sur le travail (LTr) est régulièrement dépassée. Les chefs d’équipe sont aussi sous pression, mais travaillent un peu moins longtemps que les cadres (45 à 47 heures). Aucune de ces deux fonctions hiérarchiques n’enregistre ses heures de travail.

Au niveau du personnel aux caisses et rayons, je n’ai pas constaté de dépassement de la durée conventionnelle. Une balance horaire permet de compenser les heures supplémentaires accumulées durant les périodes de forte affluence, en travaillant moins durant les périodes creuses. Cela permet de respecter, en moyenne annuelle, la durée du travail prévue par la CCT.

Vous soulignez aussi le rôle de la division sexuée du travail…

Les cadres sont avant tout des hommes. S’ils travaillent longtemps, ils peuvent souvent compter, à la maison, sur une épouse qui prend soin des enfants, se charge du travail domestique, etc. En revanche, le personnel aux caisses est essentiellement féminin.

Ces salariées restent aussi de longues journées dans les magasins. Mais quand elles rentrent à la maison, ce sont encore elles qui doivent s’occuper des enfants, de la cuisine, etc. Elles subissent donc la double journée de travail. En parallèle, les horaires d’ouverture des commerces, étendus, posent des problèmes de compatibilité entre le temps professionnel et celui de la famille. L’engagement d’étudiant-e-s pour les horaires du soir et du week-end permet d’amortir un peu ces tensions.

Vous décrivez des équipes «au bord de l’explosion»…

La marge de manœuvre dont dispose le personnel pour aménager ses horaires ne suffit pas à désamorcer les tensions au sein des équipes de travail. Des formes d’entraide et de solidarité côtoient des manifestations de colère ou la critique des collègues absent-e-s. En effet, les absences renforcent davantage la pression sur le personnel restant. De plus, l’intensification et la disponibilité temporelle se combinent, dans la grande distribution, avec l’incertitude sur les emplois en raison de l’automatisation et des réorganisations permanentes du travail.

L’action collective est rare, mais elle existe. Dans l’un des magasins étudiés, une démarche collective soutenue par le syndicat et la commission du personnel a contesté des horaires inadéquats pour la pause des caissières. Cependant, lorsque le conflit a éclaté, il s’est centré sur la personnalité de la gérante plutôt que sur l’organisation du travail. J’interprète cet événement comme relevant d’une «psychologisation» des rapports sociaux. Ce phénomène consiste à attribuer au comportement des individus les tensions relevant de l’organisation collective du travail.

Pourquoi ces tensions ne débouchent-elles pas sur plus d’actions collectives?

Plusieurs facteurs jouent un rôle. Il y a l’individualisme colporté par la classe dominante via les médias, la publicité, etc. Sur le lieu de travail, le chacun pour soi est aussi nourri par un management qui fixe des objectifs individuels et mesure la performance de chacun-e. L’absence de protection contre les licenciements et la conjoncture économique peuvent susciter de la peur. À cela s’ajoute le manque de mémoire de luttes collectives dont les salarié-e-s pourraient s’inspirer, vu la rareté de ces conflits en Suisse. Un dernier élément central est bien sûr l’absence d’une activité syndicale.

Quel lien les salarié-e-s de la grande distribution ont-ils avec les syndicats?

Le taux de syndicalisation est faible (10%). Dans l’une des enseignes étudiées, les secrétaires syndicaux sont interdits d’entrée. Dans l’autre, le syndicat est reconnu comme partenaire social, mais n’a pas de militant-e-s sur les lieux de travail.

La plupart des travailleuses et travailleurs que j’ai interrogés manifestent de l’indifférence par rapport à la négociation collective. Le syndicat est perçu comme un corps étranger, extérieur au monde du travail. Cette réalité pose une question de fond: comment une réappropriation des syndicats par les travailleuses et travailleurs serait-elle possible ?

Les syndicats sont très actifs au niveau politique. Ils mènent régulièrement des batailles contre l’ouverture prolongée des magasins. Ces batailles ont un impact sur les conditions de travail. Le personnel de la vente les accueille donc de manière positive. Il n’en reste pas moins que ces campagnes politiques ne peuvent pas remplacer une activité syndicale dans l’entreprise. C’est souvent un problème concret – comme un horaire de pause pas adéquat, que la gérante refuse de changer – qui déclenche une révolte.

Un point de départ pour diminuer ce sentiment d’extériorité se trouve peut-être dans une meilleure compréhension par les syndicats de la condition laborieuse, c’est-à-dire de la réalité et des besoins des salarié-e-s.

Dans votre livre, vous émettez aussi quelques hypothèses plus larges concernant l’évolution du travail en ce début de XXIe siècle. Vous soulignez notamment que la tendance à la baisse du temps de travail serait terminée.

En Suisse, les statistiques montrent qu’il n’y a plus de baisse significative du temps de travail. La tendance est plutôt à la stagnation.

Mes enquêtes de terrain indiquent cependant que, dans certaines entreprises, les salarié-e-s tendent à travailler plus longtemps. J’ai rencontré à La Poste des facteurs qui travaillent parfois durant les pauses ou commencent le tri avant que leur temps de travail ne soit comptabilisé. Dans la grande distribution, les gérants et les chefs d’équipe effectuent couramment des heures supplémentaires qui ne sont ni payées, ni récupérées entièrement. Dans certains hôpitaux, le temps passé au vestiaire n’est pas comptabilisé.

Une récente étude menée sur mandat du Secrétariat d’État à l’économie (SECO) montre que les personnes qui n’enregistrent pas leur temps de travail – ou le font de manière allégée – dépassent régulièrement la durée contractuelle du travail.

Tous ces indices concordent. Ils ne se limitent pas à une entreprise ou un secteur.

Que signifie cette possibilité que la journée de travail tende de nouveau à s’allonger?

Si les manifestations d’un allongement du temps de travail se maintiennent au cours des prochaines années et sont confirmées par d’autres enquêtes empiriques, cela signifiera qu’une rupture historique majeure dans le rapport entre classes sociales est en cours de réalisation.

La diminution du temps de travail était une tendance longue, qui s’est déployée de la deuxième moitié du 19e siècle jusqu’aux années 1990. Le capital parvenait à s’approprier des profits importants, malgré une réduction globale de la durée du travail dans les pays industrialisés. Cela a été possible grâce à l’augmentation de la productivité et au développement de certains secteurs comme l’automobile. Puis, quand le capitalisme est entré en crise, une nouvelle phase, dite néolibérale, s’est ouverte après les chocs pétroliers des années 1970. La capacité de résistance du mouvement ouvrier a été fortement affaiblie depuis cette période.

Mon interprétation est que, dans cette phase néolibérale, les gains de productivité ne suffisent plus pour maintenir les profits. Le capital doit désormais recourir aux mécanismes liés à la plus-value absolue. Décrits par Karl Marx dans le premier livre du Capital, ces mécanismes consistent à allonger et intensifier le temps de travail.

Si les employeurs arrivent à imposer un allongement du temps de travail, la conséquence serait une régression importante pour la classe des salarié-e-s.

Ce contexte permet de mieux comprendre les enjeux du débat aujourd’hui, en Suisse, autour des motions parlementaires (Graber, Keller-Sutter) qui s’attaquent à la Loi sur le travail, visant à affaiblir les protections des travailleuses et travailleurs.

Dans ce contexte, la réduction du temps de travail devrait-elle redevenir une revendication prioritaire pour les syndicats?

Faire du temps de travail un nouveau cheval de bataille syndical me semble tout à fait pertinent. Cependant, suivant les résultats de mon enquête, cette bataille doit prendre en compte deux aspects importants. D’une part, les enjeux du temps de travail se déclinent de manière différente pour les cadres (durée du travail), le personnel sans fonction hiérarchique (flexibilité) et les femmes (double journée). De l’autre, une diminution du temps de travail ne peut être revendiquée sans aborder la question de son intensification. C’est un problème qui s’est posé en France après l’introduction des 35 heures.

Le futur du travail est un thème récurrent dans le débat public. Qu’en pensez-vous?

La fin de la réduction du temps de travail intervient au moment où le travail s’intensifie énormément. La flexibilité est de mise, les emplois se précarisent et les rythmes sociaux tendent à se désynchroniser. Depuis la crise économique de 2008, nous assistons aussi au retour de formes d’emplois révolues avec le développement de la gig economy (l’arrivée de plateformes, dont Uber est la plus connue): travail à la tâche, sans protection sociale, sans mesures d’hygiène et santé au travail, sans limites légales à la durée du travail. Les évolutions actuelles me semblent donc nous amener à la croisée des chemins sur la place que prendra le travail dans notre société.

Nicola Cianferoni, Travailler dans la grande distribution. La journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale? Seismo, 2019, 215 p.

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